A
l’arrière plan
de toute série d’immatriculation, il existe
nécessairement un statut
particulier qui vient la différencier des autres, que ce
statut caractérise les
véhicules eux-mêmes (la différentiation
est fiscale le plus souvent) ou leur
propriétaire (Etat, armée, diplomate, exploitant
agricole, …). Ce n’est que de
façon tout à fait récente que les
systèmes nationaux, comme notre SIV, arrivent
à gommer la plupart – pas toutes – de
ces notions que la nature de la série ou
son organisation (autour de blocs ou de tranches
spécifiques) reflètent
d’habitude.
A
l’opposé, une
fois que cette catégorisation a été
effectuée, elle est invariable. Par
exemple, le dernier bloc de l’immatriculation FNI a toujours
représenté le
département, et la première position
d’une immatriculation diplomatique indique
nécessairement le pays étranger dont la France
accueille un représentant.
Enfin, dans notre pays, l’information contenue dans un
numéro d’immatriculation
donné se rapporte uniquement au propriétaire ou
à l’utilisateur (tout à l’
« aval ») sans que rien ne vienne
prendre en compte, à un niveau ou à
un autre, le fabricant ou encore l’organisme qui a mis en
service le véhicule
(en « amont »).
Eh
bien, rien de
tout cela avec les immatriculations militaires de la
Première Guerre mondiale,
puisqu’on va voir qu’au cours des
années, les catégorisations se sont
successivement rapportées à
(i)
l’utilisateur, (ii) l’organisme qui avait
livré le véhicule à
l’utilisateur, (iii)
l’organisme qui avait passé commande du
véhicule et l’avait
réceptionné…
Si
l’on sort du
périmètre propre à la connaissance des
immatriculations, pour arriver au
domaine qui nous rassemble tous – la collection de plaques
–, le sujet fait
encore exception. C’est bien dommage, mais il
n’existe pas aujourd’hui de
plaque militaire de cette période qui soit
recensée au sein d’une collection ou
d’une autre… D’abord parce que les
immatriculations étaient peintes sur la
carrosserie, et non sur des plaques amovibles qui auraient pu
être démontées un
jour ou l’autre, ensuite parce que l’on remonte 100
ans en arrière et que les
plaques françaises antérieures à 1920,
voire 1925 sont extrêmement rares dans
les collections.
Ce
cumul de
handicaps qui interdirait autrement tout essai de description de la
série est
heureusement compensé par un autre
phénomène. Grâce à la
couverture
photographique très large dont la Grande Guerre a
bénéficié, des milliers de
photos de véhicules militaires sont disponibles
aujourd’hui. Toutes viennent
attester la série et surtout sa grande consistance, ce qui
fait apparaître
comme une distorsion, puisqu’aucune plaque n’a
été conservée, qu’il
n’existe
pas de témoignage matériel.
Une
fois ce
préambule dépassé, venons-en au sujet
en lui-même :
Coll. F. Vauvillier, extrait de GBM 98, © H&C 2011 |
De quoi
s’agit-il exactement ? Cette série est bien sûr celle que l’on constate sur toutes les photos de véhicules militaires de la période de guerre, qui montrent une immatriculation directement peinte sur la carrosserie, à l’avant ou sur le capot, figurant un simple numéro matricule. Sur le plan stylistique, certains numéros pourront être un peu plus gras, un peu plus hauts, un peu plus élégants, mais tous auront été peints au pochoir. Le système a commencé à 1, et a atteint les 235 000 à la fin du conflit, des numéros nettement supérieurs ayant été attribués ensuite – dans les 250 000 –,jusqu’à la fin de 1922. C’est à ce moment que ce système a été remplacé par le deuxième système militaire français, qui se distinguait par la présence d’un drapeau national en tête de l’immatriculation. L'immatriculation 223 114 portée par ce tracteur d'artillerie Latil est représentative des numéros les plus hauts atteints par la série numérique à la fin du conflit, de l'ordre de 235 000. |
La
situation
d’avant 1914 : pas d’immatriculation
militaire
Il faut rappeler qu’avant
la guerre, aucune
immatriculation militaire n’avait vu le jour, le peu de
véhicules investis par
l’armée (un peu moins de 500 au total)
étant immatriculés dans la série
civile,
pour ceux capables de dépasser l’allure de 30
km/h. Les autres – des camions
pour la plupart – ne l’étaient pas, du
fait de l’application de cette
disposition sur la vitesse minimale que
l’arrêté de 1901 avait retenue pour
justifier d’une immatriculation.
Les
véhicules engagés aux armées au tout
début de la guerre le furent donc sous leur immatriculation
civile, ceux n’en
disposant pas ayant pu recevoir des immatriculations militaires de
circonstance, sur lesquelles on sait très peu de choses.
Ensuite, à partir de
septembre et durant tout le dernier trimestre de 1914, devant la
perspective
que la guerre durerait plus longtemps que prévu,
l’armée dut commencer à mettre
en service un nombre important de véhicules, comme les
premiers camions
français achetés en masse, les premiers camions
britanniques et américains, et
les premières automitrailleuses. Pour identifier ces
véhicules qui venaient
grossir les rangs des unités automobiles, des
immatriculations purent également
être créées dans l’urgence,
sans qu’on en sache beaucoup plus à leur sujet.
Pendant la même période – le dernier trimestre de 1914 –, le GQG du général Joffre avait eu le temps de reprendre ses esprits et de mettre en place une logistique à 3 niveaux : . les C.A.M.A. (Centres d’ approvisionnement de matériel automobile), situés à Vincennes et à Lyon, commanderaient les véhicules aux constructeurs, suivraient leur livraison et les réceptionneraient ; celui de Vincennes serait naturellement dédié aux constructeurs situés en région parisienne, aux britanniques et aux américains, celui de Lyon traitant avec ceux de la région lyonnaise (le second pôle, très important par lui-même, de cette industrie) et, par proximité, Peugeot à Montbéliard et FIAT à Turin ; . les
parcs d’organisation automobiles,
situés à Dijon et à Versailles,
recevraient les véhicules des C.A.M.A. et
constitueraient des unités automobiles complètes
pour les envoyer aux
armées (voir ci-contre) ; . les
services automobiles des armées
étaient confirmés dans leur rôle
d’utilisateurs finaux, chargés de la
répartition, de l’usage et de
l’entretien ordinaire des véhicules dont ils
auraient la responsabilité ; rappelons à
ce stade que l’armée française
comptait en tout 8 armées – une armée
étant l’organisation unitaire de plus
haut niveau – et deux détachements
d’armée, de taille plus
réduite ;
chacune de ces entités disposait de son propre service
automobile.
|
Inexistantes avant 1914, les ambulances ont représenté une part importante des véhicules spécialisés mis en service au cours de la guerre ; le matricule 49 233 de celle-là, une Renault, apprend qu'elle a été livrée dans le courant de 1915 par le parc d'organisation de Versailles : Coll. F. Vauvillier, extrait de GBM 98, © H&C 2011 |
Les véhicules
déjà en usage, et tous ceux à venir,
il
faudrait bien les identifier pour en gérer
l’affectation et l’entretien,
d’où
la création de la fameuse série
numérique, à la fin de novembre 1914. A ce
moment et jusqu’au premier trimestre de 1915, la
première priorité était de
recenser les véhicules en service, ceux présents
au déclenchement des
hostilités autant que ceux livrés pendant les
premiers mois de guerre. Tous
étaient déjà entre les mains des
armées, de sorte qu’il est normal que le
dénombrement se soit effectué à ce
niveau – le plus bas –, avec des tranches de
numéros matricules attribués à chaque
service automobile d’armée.
A la mi-1915, les dernières réimmatriculations (en remplacement d’immatriculations civiles, d’immatriculations de circonstance forgées à la mobilisation ou pendant les premiers mois) étaient terminées, n’étant plus employée aux armées que la série numérique unique.
Attribution
aux parcs d’organisation puis aux centres
d’approvisionnement des opérations
d’immatriculation
Au
même moment – le
premier trimestre de 1915 – les parcs
d’organisation devinrent suffisamment
opérationnels dans leur rôle de fournisseurs
d’ensembles complets de véhicules
(appelés « sections automobiles
» dans le vocabulaire militaire) pour
que la responsabilité d’immatriculer remonte
à leur niveau. Différentes
tranches furent donc affectées au parc de Versailles et
à celui de Dijon, dont
on peut noter que l’importance était un peu
moindre que celle du premier.
A
partir du début
de 1916, la stabilisation de la logistique
d’approvisionnement des véhicules et
la globalisation qui en découlaient eurent comme
conséquence que les C.A.M.A.
assurèrent désormais l’immatriculation
des véhicules qu’ils réceptionnaient.
Les tranches affectées à l’un et
à l’autre, toutes de taille importante,
démontrent
cette fois une relative prédominance de Vincennes par
rapport à Lyon. Cette
situation ne reçut pas de modification
jusqu’à la fin de la guerre, ni même la
fin du système en décembre 1922.
100
ans après, quelle lecture faire des numéros
conservés ?
Quelques
enseignements peuvent être globalement tirés, avec
les remarques
associées :
·
que
les numéros aient été
affectés au
sein de tranches de taille importante, et aussi qu’il y ait
eu deux ruptures
dans la logique de leur attribution, avec des entités
attributaires de nature
différente au fil du temps, se traduit par le fait que tous
n’aient pas été
utilisés ; des trous sont perceptibles
dès le milieu du système – vers les
140 000 – et
surtout à sa fin – au delà
de 200 000 ;
· il est difficile de déceler une cohérence, même limitée, entre les modèles des véhicules et les tranches :
- c’est
bien sûr impossible pendant la
première période quand les services automobiles
des armées immatriculent les
véhicules déjà en service ;
- quand
ce sont les parcs d’organisation
qui immatriculent, on arrive à repérer quelques
agglomérats de modèles
spécifiques, parce que produits en grand nombre et
immatriculés dans des
tranches de taille relativement limitée encore ;
- enfin,
l’attribution de larges
tranches aux C.A.M.A. provoque une dilution certaine,
phénomène accentué
avec l’apparition des trous mentionnée plus
haut ; à l’opposé une logique
« territoriale » se dessine
nettement entre Vincennes et Lyon, quant
aux constructeurs représentés au sein desdites
tranches : on en a
l’illustration avec le fait qu’il n’y a
pas de contre-exemple à
l’immatriculation des Renault, produites à
Boulogne, par le C.A.M.A. de
Vincennes, ni de celle des camions Berliet, dont l’usine est
située à
Vénissieux, par le C.A.M.A. de Lyon.
Les autres séries de la
guerre
Même
si elle a été
de très loin la plus déployée, et
celle dont la quasi totalité des photos
disponibles est là pour témoigner
aujourd’hui, la série numérique
n’est pas la
seule à avoir servi pour les véhicules de la
Grande Guerre. Comme on l’a vu
plus haut, elle s’est imposée à partir
de la fin 1914 et a été utilisée
exclusivement à partir de la mi-1915, mais elle ne
concernait à ce moment que
la zone des armées. Rappelons à ce stade
qu’en période de conflit, la zone du
front et de l’arrière-front est
déclarée « zone des
armées », qui
passe sous la responsabilité du
général en chef des armées, le reste
du
territoire devenant la « zone de
l’Intérieur », dans laquelle
l’autorité civile continue de s’exercer.
A l’Intérieur, diverses séries à l’importante relativement réduite (de quelques dizaines à quelques milliers d’unités) ont été utilisées jusqu’à la fin de janvier 1916, c’est-à-dire au moment où les véhicules concernés ont commencé à être réimmatriculés au sein de la série numérique, en employant des tranches de taille limitée, mais bien délimitées.
Les immatriculations
de réquisition Rappelons encore que la réquisition est l’opération d’achat par l’armée, à la mobilisation et ensuite à tout moment pendant le cours de la guerre, d’équipements ou de simples biens civils. Mise en place pour les véhicules à traction animale en 1877, elle avait été étendue aux véhicules à moteur en 1909. La réquisition proprement dite était précédée d’une phase de recensement et de classement – destinée à sélectionner les véhicules dignes d’intérêt – et suivie d’une étape de concentration. Au cours de celle-ci, les véhicules qui venaient d’être achetés étaient rassemblés et adaptés si nécessaire à leur destination militaire, avant d’être livrés aux unités, que ces dernières soient aux armées ou à l’Intérieur. Enfin, la réquisition était organisée à l’échelon de la région militaire, l’entité territoriale traditionnellement dévolue à la conscription et à la mobilisation, la France métropolitaine comptant en 1914 une vingtaine de régions militaires. Une
instruction de
l’Etat-major prévoyait qu’à
la réquisition, les véhicules dussent prendre une
immatriculation spéciale, consistant en une lettre
caractéristique de la
région militaire, suivie d’un numéro de
série (voir carte ci-contre). A la déclaration de guerre,
cette disposition ne fut pas appliquée – faute
de temps sans doute – aux
véhicules réquisitionnés dans ce qui
était déjà la zone des
armées, ou qui
devaient y être convoyés sans tarder. A
l’opposé, dans la zone de
l’Intérieur,
les immatriculations de réquisition furent
appliquées, mais avec un empressent
très variable selon la région militaire. En
effet, il se passa à l’Intérieur la
même chose qu’aux armées, les
véhicules arrivant à conserver leur
immatriculation
civile. Pour se conformer finalement à
l’instruction, les services automobiles
de l’ensemble des régions militaires de
l’Intérieur eurent fini de
réimmaticuler leurs parcs avec ce format de
réquisition vers la mi-1915. Six
mois plus tard, les mêmes services recevaient
l’ordre d’abandonner ce format
pour passer à la série numérique
unique, chacun d’entre eux bénéficiant
d’une
tranche de numéros spécifique à son
usage.
|
Cette
carte-photo datée de la fin de 1914 représente
la voiture Berliet affectée à un général membre du conseil supérieur de la Guerre ; même si le marquage R 413 est peu visible, il s'agit là d'un des rares témoignages photographiques de l'existence des immatriculations de réquisition. Coll. F. Vauvillier, extrait de GBM 98, © H&C 2011 |
Rare
cliché que celui-là, pour illustrer la série RM affectée à la
réserve ministérielle au début de la guerre ; le faible numéro - RM 201 - indique que ce beau torpédo Peugeot a été incorporé à la réserve dès août 1914. Coll. F. Vauvillier, extrait de GBM 98, © H&C 2011 |
Les immatriculations
de la Réserve
ministérielle
La
menace allemande
éloignée, le gouvernement revint à
Paris à partir de la fin de décembre 1914.
En mars 1915, la transformation de la réserve
ministérielle en réserve
générale
automobile (R.G.A.) survint à point pour prévenir
tous les problèmes à attendre
de la gestion d’un parc aux immatriculations
décousues, en RM, RMB, RMP… En
effet, la R.G.A. ne tarda pas à réimmatriculer
l’ensemble de son parc avec les
lettres RGA, toujours suivies d’un numéro de
série. |
Les
immatriculations du D.M.A.P. |
Avec
son numéro DMAP 1022, ce Star britannique
est représentatif des camions affectés
à la formation des conducteurs,
tels que les photographies les dépeignent dans le courant
de 1915; en particulier, le numéro porté
est toujours issu des séries 1
000 ou 2 000. Coll. F. Vauvillier, extrait de GBM 98, © H&C 2011 |
Photographiée
dans la cour des Invalides, cette ambulance
Lancia avec son marquage Z 21 438 illustre parfaitement la
réintroduction de la lettre Z pour identifier les véhicules du G.M.P.,
dès lors
que la région parisienne cesse d'être englobée dans la
zone
des armées, à partir de janvier 1915. Coll. F. Vauvillier, extrait de GBM 98, © H&C 2011 |
Le
cas particulier
du G.M.P. · dès
le début d’août 1914, les
véhicules réquisitionnés dans le
périmètre du G.M.P. reçurent des
immatriculations de réquisition ordinaires, en se servant du
préfixe Z comme
lettre caractéristique (voir ci-contre), situation tout à fait
normale comme la G.M.P. était à
l’époque dans la zone de
l’Intérieur ;
· en novembre 1914, la mise en place de la série numérique concerna directement le G.M.P., puisqu’elle se trouvait dans la zone des armées depuis fin août 1914 : une tranche spécifique lui fut attribuée, comme à chaque service automobile de la zone des armées ; · au premier trimestre de 1915, le G.M.P. repassa dans la zone de l’Intérieur, les véhicules de son service automobile reprirent le préfixe Z, que l’on se contenta d’ajouter aux numéros affectés deux ou trois mois plus tôt, au sein de la série numérique… Dans le courant de 1916, une fois toutes les réimmatriculations à l’Intérieur faites, il ne subsistait donc que des immatriculations militaires dans la série numérique, les deux zones confondues. |
· immatriculations
du Grand Quartier
Général : le service automobile du
G.Q.G. a utilisé dès le début de la
guerre une série spéciale,
caractérisée par l’emploi de
préfixes divers qui
dénotaient sans doute la direction du G.Q.G.
détentrice du véhicule ; une
tranche spécifique lui fut attribuée assez
tôt au sein de la série numérique,
dont le nouveau numéro venait vraisemblablement en
complément du marquage
propre au G.Q.G.
Pour en savoir plus
La
science – bien
inexacte – des
immatriculations est un
domaine à part entière, même si sa
compréhension dépend forcément de la
connaissance du contexte, celui du service automobile de la guerre
14-18 en
l’occurrence. On a suivi ici le parti de décrire
systématiquement les séries
les unes après les autres, comme c’est
l’usage dans toute littérature sur le
sujet, le contexte historique n’ayant
été exposé que pour ce qui
était
nécessaire à la compréhension du sujet
principal. En particulier, on a laissé
de côté les évolutions que le service
automobile militaire a subies au fil des
années, évolutions
dictées par le cours
de la guerre et qui ont justement conduit – entre autres
conséquences – à la
mise en place de toutes les séries décrites,
à la généralisation de la
série unique,
...
On comprend alors que le sujet peut bénéficier d’un autre article, dans lequel le contexte serait précisé, la chronologie respectée plus complètement, l’enchaînement des différentes phases mieux explicité. Les deux lectures pourraient se compléter… Le numéro 98 (octobre-novembre-décembre 2011) de la revue GBM (Guerre, Blindés, Matériel) contient justement un article de ce genre. Dans la revue de référence des passionnés de matériel militaire 1914-1940, cet article de 16 pages est illustré de nombreuses photos d’époque et comporte organigrammes et tableaux et représente un complément, une vision à 180° ou presque, au présent travail.